jeudi 13 mars 2014

Mélanie Fazi, Serpentine

Trajectoires de l'étrange

Romain Verger

Yasuzo Masumura, Tatouage.
Née en 1976, Mélanie Fazi est l'auteure de romans et de recueils de nouvelles fantastiques dont Serpentine, composé d'une dizaine de récits, paru en 2008 aux éditions Bragelonne. Récompensée par de nombreux prix, Mélanie Fazi ancre ses fictions dans notre univers contemporain. Échoppes de tatouages, stations de métro, atelier d'artiste et aires d'autoroute servent de cadre aux dérèglements du réel et aux rencontres les plus inquiétantes. Pour autant, elle tisse des liens subtils entre nos mythes modernes et ceux de l'Antiquité grecque.

Si Matilda, Mémoire des herbes aromatiques, Petit théâtre de rame et Le faiseur de pluie m'ont moins convaincu, six nouvelles de ce recueil méritent franchement le détour, à commencer par Serpentine qui rend hommage à l'art du tatouage et au miracle alchimique de l'encre et de la peau, dans la lignée de l'écrivain japonais Tanizaki :
"Tu saurais dessiner ça, Nikolai? Restituer, du bout de ton aiguille, la torsion des corps et l'orage qui couve, qui éclate, l'embrasement de la chair perdue dans sa jouissance, l'électricité de la peau contre la peau, tu saurais? Pulsion de mort et de désir mêlés, impulsion charnelle, électrique, l'esprit qui voit rouge, tu connais tout ça? L'instant où le contrôle s'efface devant la quête de l'assouvissement, le corps affolé par ses propres désirs, instrument détourné au service du plaisir, tu saurais? Je veux que tu l'extirpes, cette pulsion, à la pointe de ton aiguille. Arrache-moi ça de la tête et du corps, et tu seras un artiste à nul autre pareil. Grave-moi sous la peau ton antidote à mon poison, réécris sur mon corps, de ta propre main, de ta propre aiguille, une page de mon histoire passée et à venir."
Il est ici question d'un collectif de cinq tatoueurs talentueux qui, s'ils raffolent des demandes les plus invraisemblables de leurs clients afin de relever de véritables défis artistique, d'"imprimer un peu d' [eux-mêmes] sur la peau d'autrui et y laisser [leur] marque indélébile", le font plus encore pour s'approprier l'histoire personnelle et intime qui motive chacune de ces commandes. Non contents de "garde[r] pour [eux] une parcelle dérobée à chaque existence", ils font de leur pratique un exorcisme. L'exercice du tatouage devient sous leurs aiguilles un acte curatif et libératoire. Pour ce faire, et en réponse à chacune des histoires qu'on leur confie, ils mettent au point différentes encres aux pouvoirs magiques : Mnémosyne, Somnifuge, Nocturne, Onirographe... Une construction narrative habile qui déploie ses mini-récits en éventail avant de se resserrer très efficacement sur la demande du narrateur lui-même, venu offrir sa peau à Nicolai, l'un de ces artistes-sorciers.

Le motif du tatouage traverse également Le Passeur, une nouvelle dans laquelle un artiste-peintre est possédé par la voix d'une femme aimée et assassinée. Rebecca (dont le nom fait bien évidemment écho au roman de Daphne du Maurier et à sa célèbre adaptation Hitchcockienne) se rappellera à lui par-delà la mort, en contaminant ses créations, le poussant à réaliser une fresque monumentale tout entière dédiée à leurs derniers instants de vie commune.

Élégie est la complainte poignante d'une mère dont les deux enfants jumeaux ont été enlevés. Si le père a depuis longtemps renoncé à lutter et à les retrouver, leur mère quant à elle s'adresse au ravisseur qu'elle a fini par identifier à force de patience et d'obstination. On ne dira rien précisément de sa nature tant elle participe de la dimension poétique de ce récit.

Tout aussi poétique, Nous reprendre à la route est le récit d'Anouk, une adolescente oubliée sur une aire d'autoroute où elle rencontre Léo, une jeune punkette visiblement habituée du lieu. Par la vision et la mission que celle-ci s'est assignée, nous sommes amenés à regarder autrement ces zones de transit et leur clientèle éphémère, comme des lieux à proprement hantés. Une très belle réécriture du motif de l'Enfer, empreinte de réminiscences des récits de catabases antiques, du modèle orphique incarné par Léo qui entraîne son monde au rythme de son baladeur, comme de la fascination des personnages de Crash de Ballard pour les visions de chair et de tôle froissées.

Enfin, Rêves de cendres scrute l'obsession d'une jeune femme pour le feu, née d'un accident domestique au cours duquel elle a été brûlée au bras dans son enfance en voulant attraper l'oiseau que dessinaient les flammes d'un feu de cheminée. Elle n'aura de cesse de le retrouver dans les couches meurtries de son derme, dans les brûlures de cigarettes et autres sévices qu'elle s'inflige afin de ressusciter son rêve de Phénix.

Mélanie Fazi, Serpentine, Folio SF, 2008.



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