jeudi 13 juin 2013

Thomas Cullinan, Les Proies



Huit femmes
Éric Bonnargent

Sur le tournage de Sierra Torride, Clint Eastwood demande à Don Siegel de lire le roman qui l’a tenu éveillé toute la nuit : Les Proies de Thomas Cullinan. Dès le lendemain, Don Siegel décide de signer l’adaptation de ce roman qualifié par la critique de l’époque de psychological sexual novel. Le tournage commencera quelques mois plus tard, en avril 1970. Le film trop noir fut un échec. Sur fond de Guerre de Sécession, les éditions du Passage du Nord-Ouest permettent aux lecteurs français de découvrir le texte de ce huis clos encore bien plus sombre et complexe que le film pourtant très réussi.
 
L’action débute le 6 mai 1864 lors de la bataille de Wilderness qui opposa l’armée unioniste du général Grant à l’armée confédérée du général Lee. Cette bataille, la première au cours de laquelle les Yankees ne battirent pas en retraite, fut l’une des plus terribles du conflit : se tenant en bordure de forêt, un immense incendie se déclencha qui fit périr les blessés incapables de se déplacer. C’est pourtant dans un fossé qu’Amélia, 13 ans, trouve le caporal yankee McBurney, 20 ans, blessé à la tête et surtout à la jambe : « Il était étendu face contre terre dans un tas de feuilles mortes, un bras agrippé à une grosse branche cassée à laquelle il se cramponnait comme si c’était sa mère ou un radeau en eau peu profonde. Sa casquette était tombée et une demi-douzaine de mouches bourdonnait autour d’une profonde entaille sur son front. Il avait les cheveux roux, les taches qui allaient avec et le teint très pâle entre des traînées sales. J’ai d’abord cru qu’il était mort mais il a gémi tout doucement et s’est un peu tourné de côté. Sous lui, sur les feuilles de chêne, une mare de sang avait complètement souillé la jambe droite de son pantalon. » Jeune sauvageonne indomptable, Amélia incarne l’innocence naturelle et, comme ses amis les animaux, est encline à la pitié. Oubliant que son frère a été tué au combat, elle oublie la couleur de l’uniforme du jeune homme et l’aide à rejoindre le pensionnat coupé du monde dont elle est l’une des dernières élèves. Elles sont quatre autres, Marie (10 ans), Alice (15 ans), Emily (16 ans) et Edwina (17 ans), à suivre les cours de Martha et Harriet Farnsworth. Il n’y a guère que Mattie, la vieille esclave, à ne pas se réjouir de l’arrivée d’un mâle. Antique Cassandre, elle augure le pire et voit moins dans le nom et la couleur des cheveux du soldat ses origines irlandaises qu’un signe de fourberie et d’incendie à venir : « Vous venez l’inviter le chaos dans cette maison, malheureuses ! hurla-t-elle. Ramenez cette chose où vous l’avez trouvée. Laissez donc les siens s’occuper de son sort. » Enjôleur, McBurney finit par vaincre toutes les résistances, mais Amélia elle-même pressent le pire : « Je ne connais aucun ordre du royaume insecte ni du royaume animal qui accepte un intrus sans remous. […] Ils (les intrus) prennent parfois le dessus. J’ai vu une guêpe maçonne s’introduire un nid de sauterelles et tuer ou du moins paralyser la totalité de la colonie avec son dard pour pouvoir les déplacer et les dévorer à loisir. » L’homme est un animal comme les autres. Pour un temps, l’harmonie règne et McBurney se remet de ses blessures: « La présence du caporal McBurney semblait nous rendre si heureuses que nous toutes, élèves et enseignantes, parvenions comme par enchantement à être avenantes les unes envers les autres sans même avoir à nous forcer. L’école tout entière était d’humeur joviale, voilà tout. »
Peu à peu la tension monte : la présence d’un homme génère les jalousies et les rancœurs sans que grâce à la construction polyphonique du roman (chaque chapitre donne la parole à l’une des huit femmes), le lecteur ne sache ce qui s’est vraiment passé et dit, les points de vue tantôt se rejoignant, tantôt différant les uns des autres. McBurney est-il un lâche ou un héros ? Est-il sincère lorsqu’il dit souhaiter la victoire des Confédérés ? Est-ce avec sincérité ou perfidie qu’à la manière de Dom Juan avec Charlotte et Mathurine, il promet le mariage à l’une puis à l’autre ? Même les discussions anodines annoncent la catastrophe. Le caporal ignore sûrement qu’il parle de lui-même lorsqu’il affirme que la chute de Macbeth est moins due à son ambition qu’aux femmes, que celles-ci « n’ont pas besoin de raisons pour mal agir. Elles l’ont peut-être fait juste pour s’amuser. » Dans la lande ou dans un pensionnat, on s’ennuie ferme.
Avec une rare habileté, Cullinan fait ressentir au lecteur une tension de plus en plus sourde qui va déboucher sur l’incident qui va transformer ce havre de paix en vestibule de l’enfer. Les non-dits et les secrets qui gangrénaient l’institution puritaine vont être révélés un à un : l’alcoolisme et la faiblesse d’Harriet, la cupidité (cependant lucide : « avec de l’argent, on peut acheter de l’acier et de la poudre à canon, du petit salé et toute la bravoure dont on a besoin » et que « la question n’est plus – à supposer qu’elle l’ait déjà été – de savoir qui sortira vainqueur mais combien de litres de sang nous pouvons encore verser ») et les désirs interdits de Martha, la bassesse et la mesquinerie des jeunes filles et la lâcheté de Mattie qui reste toujours la plus clairvoyante : « J’avais aucune idée de tout le mal qu’on avait au fond du cœur, nous toutes. On dirait que personne prend jamais le temps de réfléchir à tout le mal qu’on peut amasser au fond de nous… de s’dire qu’une petite pensée mauvaise vient s’ajouter à une autre jusqu’au moment où il suffit que d’un mot de travers pour tout déclencher… et peut-être même une petite chose de rien qu’elle nous aurait même pas échauffé l’esprit dans une période plus calme… et là on fonce tête baissée et on fait des choses qu’on aurait juré devant le Seigneur tout-puissant d’être pas capable de faire. »
Les Proies est un roman pessimiste, d’une profonde noirceur. Thomas Cullinan explore la part d’ombre que chacun tente d’étouffer, mais que l’occasion est susceptible de faire ressurgir. L’innocence n’est jamais qu’une façade et les cœurs les plus jeunes sont déjà viciés.





LES PROIES DE THOMAS CULLINAN
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Morgane Saysana
Passage du Nord-Ouest, 603 pages, 24 €







 Article paru sous une forme un peu plus brève dans Le Matricule des Anges, mai 2013.

3 commentaires:

  1. C'est bonnard Jean, votre écriture est un poil moins talentueuse que celle de Céline, mais j'aime quand même.

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    1. Tain Ma...Anonyme, c'est vachement bien ce que t'as écrit

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  2. Bonsoir, j'ai appris tout récemment que le film de Don Siegel était adapté d'un roman. Merci pour ce billet qui me donne envie de m'y plonger mais j'attends de le trouver d'occasion ou en biblio. J'avais bien entendu adoré le film. Bonne soirée.

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