lundi 8 octobre 2012

Patrick Grainville - Lumière du rat

A notre éternelle jeunesse
Marc Villemain

Éditions du Seuil
Pour peu que les mauvaises odeurs ne l’effraient pas, le lecteur entrera avec volupté dans ce roman qui, sous les dehors volontiers mordants auxquels Patrick Grainville nous a habitués, est peut-être plus sentimental qu’il n’en a l’air : « Armelle, sa jeune sœur, palpait avec délectation le poulet dodu et décapité qu’elle tripotait, troussait. De ses doigts experts, elle enfonçait, fourrait dans le cloaque écarquillé une farce de petits oignons et de rognons hachés. Elle bouchait le trou avec soin, beurrait le bréchet avec une mimique de sensualité béate. Entre elle et le poulet, il y avait cette connivence de la chair nue, cette complicité gourmande. Dans l’avenir, elle emmailloterait, avec la même dextérité, son bébé, caressé, dorloté, jasant et pansu : “Mon petit poulet !... ”. Après avoir changé et vidé les couches… Mettre leurs doigts partout dans la chair, leurs doigts gluants d’amour, se l’approprier, avec leur savoir-faire inné, leur empressement héréditaire, c’était leur monopole, leur apanage, leur pulsion affective, cannibale. » Merveilleuse, remarquable scène inaugurale, qui nous permettra au passage de jeter un coup d’œil embarrassé sur la grand-mère, suçotant le poulet dominical au point de s’en rendre malade et pétomane jusqu’à l’outrage, et qui donnera à Clotilde, le personnage central, l’impression que « sa grand-mère devenait elle-même chair de poulet ». Là est le tour de force de Patrick Grainville, livre après livre : donner de l’intimité, du geste intime, de la vie organique des âmes, de l’existence anodine des corps et de l’inconscient charnel, une vision carnée d’une grande justesse lyrique.

D’un rat surdoué baptisé Dante aux nus classieux et glaciaux du photographe Helmut Newton en passant par le symbolisme mallarméen, la libido adolescente, New York, l’appel du large océan, les vitrines de la conjugalité parentale, le rigoureux apprentissage de la danse classique ou les fantastiques ressources de la vie animalière, l’aspect un peu foutraque des ingrédients de Lumière du rat ne doit pas désarçonner : tout finit toujours par s’ordonnancer, pour donner à ce roman une tonalité et une liberté assez singulières. Mais si la forme vise à l’éclatement, le propos ne surprendra pas de la part d’un écrivain dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’en finit pas d’éponger ses univers : réduit à son plus simple squelette, l’histoire s’attache aux tourments d’une jeunesse volontiers féminine et pleine de corps encore non aboutis, avide de passions organiques et d’expérience intérieure ; et, comme il convient, cette jeunesse au romantisme contrarié et aux pulsions insatiables se trouve en butte (provisoire) à un monde que domine une petite bourgeoisie elle-même inconsolable d’avoir remisé ses propres secrets de jeunesse dans la poussière abandonnée d’un établit au fond du jardin. Mais que l’on ne s’y trompe pas : la démarche, et plus encore le procédé, sont infiniment moins banals qu’il y paraît. S’il est toujours délicat de mettre l’adolescence au cœur des romans, Patrick Grainville est bien incapable de tomber dans les écueils du cœur grenadine ou de l’été indien ; sa flamboyance s’accorderait d’ailleurs assez mal à une mièvrerie qui, en dépit des apparences, guette toujours tout adolescent qui se respecte, fût-il le plus dissipé. C’est une des réussites de ce livre que de se tenir en lisière des atours de la nostalgie, usant de cette implication distante, à la fois caustique et volontiers provocatrice, qui dessine d’ordinaire les atmosphères grainviliennes.

Évidemment, le style n’y est pas pour rien. Tout a déjà été écrit à ce propos, et il n’est pas interdit de sortir d’un Grainville avec une vague sensation d’écœurement, ou d’euphorie trouble, tant l’écriture n’en finit pas de tourner autour du même noyau dionysiaque et de ressasser les mêmes figures humides, le même rythme tumultueux. Mais l’on ne peut que s’incliner devant la beauté assez magistrale des ornements, des visions et des enchantements. Au point que, n’était la légèreté, toute relative, du propos, l’on se croirait parfois au beau milieu d’une fulguration extirpée à Lautréamont. L’ahurissement devant la majestueuse nature se prête bien à l’exercice : « Au large, des vagues jaillissaient, se soulevaient au-dessus des autres, cavalaient dans des tourbillons neigeux que le vent cinglait. Les rafales barbotaient, dispersaient toute cette matière blafarde comme du grésil. La mer n’était plus qu’une immense marbrure démantelée, hérissée, pulvérisée. Un vaste champ de vacarmes, de mobilités foudroyantes, de crevasses, d’écroulements, de panaches volcaniques. Plus près d’eux, le long du rivage, ils voyaient l’avalanche de l’écume qui assaillait les failles, c’étaient des hordes de grandes houles roulantes avec des échines, des crinières de monstres. » La nature animale s’y prête peut-être davantage encore : « Des flottilles de papillons chamarrés tanguent sur les premières corolles, volettent autour des ramures plus longues. Des nids d’oisillons pépient. Dante hume leur sang chaud, voit leurs cous tendus, leurs têtes roses et crues, les cloques violacées de leurs prunelles opaques, l’hystérie de leurs becs béants. Cette fringale d’aveugles réveille ses instincts de prédateurs. Il se rue dans la touffeur du nid, ses chiures, ses duvets parfumés, au moment où le bouquet des cous soulève les boules de chair fripée au paroxysme de la frénésie, les fait sauter, bondir quasiment dans la gueule du rat. ».

Chez Grainville l’écriture se déverse en odeurs, en touchers et en sensations, elle se colorie de toutes les teintes de la chair, et pas seulement celle de ces jeunes humains encore inaltérés, encore sains, frémissant comme des oisillons à l’approche du désir, mais de la chair même du monde, des cellules, de la terre, des sécrétions, comme si tout était toujours destiné à devenir orgiaque et orgasmique. D’où l’érotisme bien sûr, partout, brûlant, neigeux, latent et lactescent, et dont Grainville nous prouve une fois encore qu’il demeure un des maîtres. Le désir, le trouble, l’angoisse de son propre corps, l’onanisme féminin, les premier pas, les premiers attouchements, la folle avidité d’Armelle et les prudences angoissées de Clotilde, les codes et rituels de la domination et de la possession, le rouge aux joues, la tenaille au ventre, l’humidité venante, les gestes qui tremblent puis s’affermissent, la confiance qui vient, tout est remarquablement écrit par cet écrivain qui donne l’impression de devoir ajouter des mots aux mots comme si aucun ne pouvait jamais le satisfaire, comme si l’accumulation des images, des qualificatifs, des saillies descriptives, lui offrait la moins mauvaise alternative à l’appréhension de ne jamais pouvoir écrire le sexe comme on l’éprouve.

Reste le rat. Étalon de la figure repoussoir s’il en est, de laboratoire ou d’égouts, sans autre fonction attribuée que celle de charrier les contaminations, d’envahir les rêves et de plomber la souveraineté du paysage mental. Celle, aussi, ici, presque panoptique, de considérer ces humains étranges que leurs instincts seuls semblent mouvoir. Et le lecteur de se souvenir que, derrière le rat, se cache un auteur. Qui doit prendre un malin plaisir à nous regarder ainsi vivre.

Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 10, mai/juin 2008

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