lundi 19 décembre 2011

Paul Beatty, Slumberland

Musik über alles
Éric Bonnargent

Basquiat, Autoportrait
Paul Beatty est un écrivain Américain, né en 1963 à Los Angeles. Il a écrit cinq romans dont le dernier, Slumberland, est le premier à être traduit en français dans la collection “Fiction & Cie” au Seuil. Disons-le tout de suite : Slumberland est un excellent roman. Écrivain Afro-Américain, Paul Beatty trace un portrait sans concession du monde moderne à partir d’un questionnement sur l’identité noire. Qu’est-ce qu’être Noir ? Le narrateur, Ferguson Sowell, dit DJ Darky, ne croit pas à la spécificité de la négritude. Paul Beatty analyse sans jamais être abstrait cette identité noire à travers la musique, les mécanismes sociaux et surtout le racisme, le tout faisant de Slumberland un livre aussi sérieux que drôle et inventif.

Le roman commence à Berlin-Ouest à la fin des années 80. DJ Darky, un Afro-américain originaire de Los Angeles, réfléchit à la condition noire dans un centre de bronzage :

« Nous autres, Blacks, nous naguère éternellement dans le coup, le peuple de l’immédiateté par excellence, véritable Temps universel, sommes désormais aussi obsolètes que les outils de pierre, le vélocipède et la paille en papier, les trois roulés en un ? Le Noir est maintenant officiellement humain. Tout le monde le dit, y compris les Britanniques. Et si personne n’y croit vraiment, ça n’a pas d’importance ; nous sommes aussi médiocres et banals que le reste de l’espèce. […] L’identité noire, c’est du passé, et moi, pour ma part, je ne pourrais m’en réjouir davantage, parce que désormais je suis libre d’aller au centre de bronzage si j’en ai envie, et j’en ai envie. »

La culture noire n’existe plus. Le Noir n’est plus que noir, un homme qui n’est pas blanc, un homme qui ne vaut tout de même pas un Blanc, comme le montre le cinéma américain qui, s’il met en scène des acteurs noirs, fait en sorte qu’ils ne soient « jamais assez futés pour déjouer les entourloupes du mec blanc ou assez sombres pour commettre des crimes vraiment ignobles. »
Même si le racisme y est omniprésent, il est tout de même plus facile d’être noir en Allemagne qu’aux États-Unis. À Los Angeles, en effet, être noir, c’est craindre en permanence de croiser un flic qui nous trouve une ressemblance avec « un multirécidiviste qui n’a pas été appréhendé, un type deux fois pire que Stagolee et moitié moins sympa, un Négro en cavale genre plus-un-geste-enculé-ou-je-t’explose-la-tronche qui nous ressemble comme deux gouttes d’eau. » De Berlin, DJ Darky pose un regard lucide sur son pays. Il n’y a aucune mise en accusation, mais un constat plutôt ironique. DJ Darky se considère « comme un réfugié politico-linguistique. » L’Amérique est un pays où l’on emploie un mot pour un autre où l’on dit nonplussed (“interloqué”) pour dire “nonchalant” et où on ne parle plus que par euphémismes. Les mots ne sont plus que des coquilles vides, des signifiants sans signifiés :

« L’Amérique est perpétuellement en train de composer des formules creuses telles que keeping it real, intelligent design, hip-hop generation et first responders pour travestir le vide et la banalité. »

De Berlin, DJ Darky lutte contre cela, ayant gardé pour seul correspondant, le responsable éditorial d’un dictionnaire auquel il propose des mots (« lutter contre la répression linguistique ») hélas refusés pour la plupart, comme celui auquel il tenant tant : “phonographic memory”. Parce que la particularité de DJ Darky est d’avoir une mémoire phonographique exceptionnelle. Il retient tous les sons qu’il entend. Les chansons, bien sûr, mais même les bruits les plus anodins comme le son que fait telle ou telle pièce de monnaie lorsqu’elle tombe sur tel ou tel sol…
C’est d’ailleurs ce don exceptionnel qui lui a permis de devenir DJ. Dans le premier chapitre, DJ Darky, dans sa cabine de bronzage, se souvient de son parcours, des aléas burlesques qui, dans une Amérique encore profondément raciste, ont conduit ce brillant étudiant en mathématiques à devenir DJ. Mais, ce qui l’a amené à Berlin, c’est l’espoir de créer un beat presque parfait. Pour qu’il devienne une « Joconde sonique », il lui manque un p’tit truc. Voilà ce que lui annoncent ses potes de son collectif musical, les Beard Scratchers (ainsi nommés parce qu’ils se grattent tous la barbe quand ils réfléchissent, sauf DJ Uhuru bien entendu car c’est une femme). Tous, DJ You Can Call Me Ray Or You Can Call Me Jay But Ya Doesn’t Have To Call Me Johnson, DJ Uhuru, DJ Umbra, DJ Skillanator, DJ So So Deaf et DJ Close-n-Play sont d’accord : même si Bitch Please, une rappeuse, est prête à lui acheter 50 000 $ son beat, il faudrait le faire ratifier par un grand musicien, comme Mick Jagger avait ratifié en son temps You’re so vain de Carly Simon en chantant dans les chœurs. Une seule personne pourrait apporter la touche manquante : Charles Stone, surnommé le Schwa, un jazzman avant-gardiste :

« Pour nous, le Schwa est le break beat ultime. Le boum bip. Le ou-ii oo ah ah ting tang walla walla bing bang. Le om. Il est dans Pagliacci le moment où le putain de clown se met à chialer. […] La musique du Schwa, c’est l’anarchie. C’est la Somalie. C’est le bureau de la préfecture qui délivre les cartes grises. C’est la tignasse d’Albert Einstein. »

Le problème est que le Schwa a disparu depuis plus de vingt ans et que personne ne sait où il se trouve… Les recherches ont à peine commencé qu’une enveloppe attend DJ Darky au studio d’enregistrement où il compose avec la plus grande application des BO de films pornographiques. Expédiée du Slumberland bar de Berlin, l’enveloppe contient une vidéo, celle d’un homme baisant une poule sur une musique inédite de… Charles Stones ! Il n’y a donc aucun doute : un inconnu le met sur la piste du Schwa. De Los Angeles, il parvient à se faire embaucher par le Slumberland bar comme « son-melier », c’est-à-dire « caviste pour juke-box » et il s’envole vers la R.F.A.

À peine arrivé, DJ Darky se rend compte qu’il ne sait même pas à quoi ressemble le Schwa, celui-ci ne s’étant jamais laisser prendre en photo. Il se peut même qu’il soit blanc ou qu’il soit mort. Si ce n’est pas le cas, il passera au Slumberland qui est le lieu de rendez-vous de tous les Noirs de Berlin. Il n’y a plus qu’à attendre... et à se concentrer sur son boulot : la musique du juke-box :

« Je bus ma bière à petites gorgées et me posai la question que tout grand artiste, imaginais-je, se pose avant de se lancer dans le processus de création : “Y a-t-il un dieu ?” Je pesai le pour (le surf hawaïen, je jus de raison Welch, les koalas, les Levi’s usés jusqu’à la corde de mi, la beuh northern light, les breaks Volvo, les femmes avec appareil dentaire, les Rocheuses canadiennes, Godard, les ballons Nerf, le sourire de Shirley Chisholm, les ouvertures de comptes gratuites, et Woody Allen) et le contre (les mouches, l’Alabama, la religion, les chihuahuas, les gens qui ont un chihuahua, la cuisine de ma mère, les turbulences en avion, LL Cool J, les lundis, putain ce que le paradis doit être chiant, et Woody Allen), moins pour démontrer ou réfuter l’existence d’un Tout-Puissant impuissant que pour lancer mon mécanisme mental de plus en plus éméché dans une jacasserie telle qu’une idée pût en jaillir sans que j’y prenne garde. Au bout d’une vingtaine de minutes de cette salade, j’étais aussi près que n’importe quel titulaire d’un DEUG en bibliothéconomie de la réfutation de l’existence de Dieu, mais n’avais pas avancé d’un pouce en matière de programmation du juke-box. Tel est le lot de l’athéologien amateur et néanmoins sonmelier professionnel. »

Le déclic va venir grâce à un gamin traçant avec son doigt sur la buée de la vitrine du bar « Ausländer raus ! ». DJ Darky écoute, fasciné, le bruit du doigt contre la vitre, sort, rattrape le gamin qui s’enfuyait de peur de prendre une dérouillée et l’oblige à finir son inscription : il reconnaît alors dans le crissement un do mineur et plus précisément celui du « sax ténor d’Oliver Nelson dans Stolen Moments. J’avais trouvé mon premier morceau pour le juke-box. » Il remercie le môme terrorisé et le laisser filer. Stolen Moments devient l’hymne du Slumberland. Cela donne l’occasion à Beatty d’exprimer tout son amour pour la musique et la langue :

« Je sus immédiatement que Stolen Moments serait le morceau fétiche du Slumberland ; chanson douce, mid-tempo, elle allait fournir l’arrière-plan torride, presque humide, langoureux, à une atmosphère sexuellement chargée. Si une femelle n’était pas encore excitée par un paon de Tanzanie faisant la roue, la chanson ferait ressortir le lustre du pantalon vers olive dudit, sa chemise en soie bordeaux et ses chaussures brun clair en cuir verni. Quand la lionne ouest-berlinoise entre deux âges ondulerait dans la place, rajustant son plumage dégradé court, traquant sa proie, la flûte de Dolphy remonterait à la fois ses seins tombants et son moral en berne, la basse de Paul Chambers molletonnerait son arrière-train de quelque rondeur façon downtown Detroit, et le piano de Bill Evans lui ferait perdre son accent anglais, mettrait dans sa bouche des paroles qu’elle n’aurait jamais cru connaître, et l’immuniserait contre les foutaises égoïstes du mâle noir. »

Il n’y a que la musique qui compte pour DJ Darky (« Le son est toucher, et rien ne vous touche comme la bonne, la vraiment bonne musique. C’est comme se faire masturber par la main de Dieu »), le reste n’a aucune importance, même pas le racisme. S’il laisse filer le petit facho, il acceptera, suite à un concours de circonstances, d’animer une soirée skinhead. Embauché par Thorsten, le chef de file, il lui montrera ce que savent faire les Noirs en passant une reprise du Schwa de l’hymne nazi, le Chant de Horst Wessel. Il voit alors dans son regard ce qu’il y avait dans celui d’Hitler au moment de la victoire de Jesse Owens au 100 mètres :

« - Savais-tu qu’avant le début de la Seconde Guerre mondiale, le pourcentage de Juifs en Allemagne était de zéro virgule huit cent soixante-douze ? Reprocher à une portion si infime de la population d’être responsable de tous les maux sur terre, c’est embarrassant. Être menacé par des races primitives incapables de réfléchir comme la tienne, ou des races païennes qui ne connaissent que la duperie, cela montre notre infériorité intrinsèque, et je déteste les Juifs pour ça, et je vous déteste pour ça. Je n’ai même jamais rencontré de Juif, et qui sait, je suis peut-être juif moi-même, mais je les déteste quand même. Qui est-ce ?
- Charles Stone.
- Un Nègre ?
- Si tu es aryen, lui est nègre.
- Ça n’existe pas, les Aryens, c’est une fausse race, un outil marketing. C’est transformer une ethnie en marque.
- Exactement, pareil pour les “Nègres”.
- Tu sais quoi, homme singe, un beau jour, il n’y aura plus de races, plus d’ethnies, uniquement des marques. Les gens seront Nike ou Adidas. Microsoft ou Macintosh. Coke ou Pepsi.
Thorsten Schick était le type le plus effrayant que j’avais jamais rencontré. Un gars intelligent capable de démonter le contrôle de la pensée exercé par les médias, les mythes de la race et de la classe, et la propagande du marché libre, tout cela pour devenir un homme sans malice qui détestait désormais sans scrupule et parlait parfaitement anglais. A la fin de la soirée, le skinhead futé me fit le plus beau compliment qu’il pouvait adresser à un non-Aryen :
- Souviens-toi bien, DJ Darky, je n’ai rien contre toi personnellement, c’est à ton peuple que j’en veux. »

Rien, hormis la musique, n’a donc d’importance pour DJ Darky. Au point, qu’en bon Américain, il ne comprend pas de quoi on lui parle lorsque le 09 novembre 1989 on lui annonce la chute du Mur. De quel mur peut-il s’agir ? La Muraille de Chine ? Et qui sont tous ces gens aussi laids que les spectateurs d’un concert de Bon Jovi qui marchent hagards ou fous de joie dans les rues de Berlin ? C’est un homme dans une Mercedes qui le renseigne : la RDA n’est plus. Cet homme, surgi de nulle part, n’est pas n’importe qui… C’est le baiseur de poule de la vidéo porno, un agent de la STASI qui lui apprend que les Beatles étaient une création des Rouges, leur musique devant servir à « amollir l’Occident, le plongeant dans une stupeur profane sur fond de sitar », qu’Otis Redding a été abattu par les Rouges avec l’accord du FBI pour avoir détrôné les Beatles des charts et, prophète, il lui prédit que l’Amérique, au nom de la liberté, procèdera à des votes numériques, fera payer les coups de fils reçus et passés des téléphones mobiles et fera naître le fanatisme religieux au Moyen-Orient et qu’un jeune garçon nommé Justin Timberlake a été choisi tel un dalaï-lama pour devenir le roi de la pop afin de maintenir la docilité du peuple… DJ ne voit pas du tout de quoi parle ce fou qui lui prédit aussi qu’il se mariera avec une certaine Klaudia Robinson… et qu’il va bientôt rencontrer le Schwa. Car c’est bien lui qui, par admiration, l’a mis sur sa piste. Le baiseur de poule lui avoue en effet avoir découvert sa musique en regardant des films pornos en compagnie de Nicolae Ceausescu et Deng Xiaoping et être immédiatement devenu fan. L’ayant mis sur écoute et ayant appris qu’il recherchait le Schwa, il lui a envoyé la cassette. Car le Schwa est bien en Allemagne…
En attendant, c’est d’abord l’effervescence en Allemagne. Les scènes de liesse populaire se multiplient :

« Ma patrie adoptive était encore un pays introspectif, mais une nouvelle ère commençait ; au lieu de se regarder le nombril, le pays fixait ses grosses couilles historiques poilues. Il régnait un véritable sentiment de joie et d’accomplissement. »

Bien entendu, l’enthousiasme va s’estomper et le frère de l’Est accueilli chaleureusement par l’homme libre de l’Ouest va susciter peu à peu la méfiance puis la haine au point que certains Allemands de l’Est feront tout pour se faire passer pour des Allemands de l’Ouest et les drapeaux confédérés, avatar de celui à la croix gammée, s’afficheront ostensiblement. Le racisme se développe et c’est dans ce contexte que DJ Darky va rencontrer des réfugiés de l’Est : deux Noires, les sœurs von Robinson et… le Schwa. Seulement, ce dernier a renoncé à la musique et même à la parole peu de temps après s’être retrouvé enfermé à l’Est la nuit où a été construit le mur. Bartleby de la musique, le Schwa, clodo échappé d’un roman de Beckett, se balade avec une brouette et construit de petits murs dans les rues de Berlin. Fatima, la jeune sœur de Klaudia von Robinson, le sort peu à peu de son hébètement. Mais Fatima est obsédée par l’identité noire. Etre noir, ça ne voulait rien dire en RDA : il n’y avait que des camarades. Mais la négation d’une différence ne fait que l’accentuer… Ce que va découvrir Fatima, c’est que le noir est la couleur du rejet. Ce rejet va être si mal vécu qu’elle va développer une leukophobie (la phobie du blanc), au point de ne plus ouvrir les enveloppes blanches, ne plus boire de lait ou ne plus utiliser de papier toilette… Alors que les Allemands de l’Est peuvent se faire passer pour des Allemands de l’Ouest, « il n’existe pas de camouflage quand on est noir. » Elle finira par s’immoler au milieu de Bernauerstrasse. C’était le meilleur moyen d’oublier sa physionomie : devenir un tas de cendres…
La mort de Fatima conduit le Schwa à bâtir un projet : reconstruire le mur de Berlin. Mais pas un mur de pierre, un mur de son… L’occasion rêvée pour DJ Darky de faire ratifier son beat.

Slumberland est un livre d’une grande richesse. Les ramifications de l’histoire sont nombreuses et font intervenir une foule de personnages qui tentent, comme ils le peuvent, d’être heureux dans un monde où il n’y a plus guère d’idéaux, où seul l’art, en l’occurrence la musique, fait encore sens. Ainsi en est-il par exemple de Doris, la barmaid du Slumberland, un temps la maîtresse de DJ Darky et de Lars, un critique musical, alcoolique au point de se mettre dans le rectum des tampons ayant macérés dans l’absinthe, la vodka ou le gin. Il se balade avec sa collection afin d’être ivre sans que cela ne se sente à son haleine…
Les références sont nombreuses et si elles sont surtout musicales, elles enchanteront les amateurs sans gêner le moins du monde la lecture des ignares dont je fais partie. Car les qualités principales de ce roman résident dans l’inventivité du scénario mettant les personnages dans des situations parfois loufoques et surtout dans la langue, Beatty, tel un DJ, jouant sans cesse avec ses registres, ses sonorités, ses rythmes.





Paul Beatty, Slumberland. Seuil. Coll. Fiction & Cie. Traduction de Nicolas Richard. 21 €

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