vendredi 18 novembre 2011

Svetislav Basara, Guide de Mongolie


Broyer le monde
Éric Bonnargent


Dürer, Les quatre cavaliers de l'Apocalypse
Svetislas Basara est un écrivain serbe qui est à la littérature ce que Cioran est à la philosophie. Le Guide de Mongolie n’a rien d’un guide touristique ; c’est un violent pamphlet contre l’humanité, tout simplement. C’est la charge des cavaliers de l’Apocalypse sur le monde et rien ne résiste, tout explose : le style, la logique narrative, les idées.
Ce petit roman commence par l’enterrement d’un ami de l’auteur qui s’est suicidé. Basara assiste à son enterrement, puis va se soûler avec le pope qui s’est occupé de la cérémonie (« Il nous faut boire. C’est tout ce que nous pouvons faire pour notre salut »). Le ton est immédiatement donné. Comme l’explique le pope, ce n’est pas de la mort qu’il faut avoir peur, mais de la vie :

« C’est là que grouillent les diables noirs, les sorcières, les magiciens, les esprits malins. »

Si nous ne voyons pas tout cela, c’est parce que les grandes fêtes de la consommation, de la l’Oréalisation de la société, des paillettes télévisuelles s’efforcent de nous le cacher. Telle est la théorie du complot du prêtre orthodoxe. Ces théories du complot vont d’ailleurs se multiplier au cours du livre et presque tous les personnages en exposeront une ou plusieurs. Sachez que les collisions ferroviaires sont organisées par les conducteurs de trains, que nous sommes manipulés par les politiques et les grands groupes économiques ; sachez que les guerres, les manifestations ou les émeutes ne sont que des stratégies mises en place pour nous cacher la transformation de la terre en une invisible tour de Babel ; sachez que les morts fomentent un complot afin de détruire les vivants grâce à leurs ingénieurs qui préparent un feu d’artifice nucléaire dont Tchernobyl n’est que le prémisse. Le roman lui-même se termine sur un document attestant l’existence d’une société secrète, celle des Cyclistes évangéliques rosicruciens…
Alors que le narrateur médite sur la médiocrité du monde moderne (« […] je déteste ce siècle des lumières. Cette époque anémiée où tout est exploré, dévoilé, éclairci. Or, on sait bien que les choses qui comptent sont cachées dans les ténèbres »), il reçoit une lettre posthume de son ami l’invitant à se rendre à sa place en Mongolie afin d’en réaliser un guide. Bien que cette lettre soit peut-être un faux, bien que son ami ne se soit peut-être pas suicidé, Basara décide de partir. Pourquoi ? Certainement pas pour écrire un guide (il n’y a de guide n’existe que dans le titre du livre) ; Basara part (mais est-il vraiment parti ?) tout d’abord parce que l’occasion s’est présentée, mais aussi pour apprendre à se connaître ou peut-être pour pouvoir écrire un roman d’amour de 2000 pages. Il avoue n’être devenu écrivain que pour qu’on lui foute la paix, pour qu’on le laisse vivre sans projet et la Mongolie n’est-elle pas le lieu idéal pour être tranquille ? Pour un occidental, la Mongolie est un non-lieu, elle est hors du monde et c’est ce qui poussera Basara à partir. C’est également ce que pensaient tous ceux qu’il rencontrera à Oulan-Bator. Mais la déception sera grande. La Mongolie apparaît d’abord comme un lieu comme un autre (« Me voilà arrivé à Oulan-Bator où je constate qu’il s’agit aussi d’un endroit merdique, bien que lointain »). Il n’y a pas d’ailleurs, partout règne la même médiocrité et la passion des voyages est vaine ; que les hommes soient d’ici ou d’ailleurs, ils sont toujours aussi pleutres, mesquins et haineux :

« Nous avons déjà dit que tous les endroits sont merdiques et absurdes, et il n’y a que les agences de tourisme qui tirent profit des voyages. »

La Mongolie se révèle être finalement le pire des endroits, car elle est la substance délirante du monde. Son seul avantage est que les étrangers qui s’y trouvent restent étranger à ce qui s’y passe. Le monde est mongol et s’offre en spectacle. Basara nous donne alors quelques éléments qui pourraient composer son guide. L’économie de type de communiste y est délirante puisque une BMW coûte 5 marks. Le problème est que tout coûte 5 marks : les voitures, les épingles, les locomotives, les boîtes d’allumettes… Le gouvernement mongol ne plaisante pas non plus avec les prévisions météorologiques puisque les météorologues qui se trompent dans leurs prévisions sont condamnés à mort… N’est-ce pas d’ailleurs ce qu’ils méritent, surtout dans nos sociétés où l’obsession du temps est telle que les bulletins météorologiques sont diffusés avant et après les journaux télévisés qui consacrent toujours un sujet à… la météo. L’obsession maladive de la prédiction météorologique qui montre qu’il n’y a plus que ça qui compte, que tout le reste n’est que superfétatoire culmine dans le fait que personne n’est choqué par le fait que les présentateurs poussent le vice jusqu’à nous montrer chaque soir, animations satellites à l’appui, le temps qu’il a fait le jour même, au cas où nous nous en serions pas aperçus… Et l’on continue à suivre avec passion les prévisions de la semaine qui sont modifiées quotidiennement…
Basara se rend donc vite compte que la Mongolie ne présente aucun intérêt et se réfugie du matin au soir et du soir au matin au bar de son hôtel où il rencontrera une Charlotte Rampling échappée de Portier de Nuit et où il se liera d’amitié avec le Dr Andreotti, un psychanalyste italien, avec Vladimir Tihonov, un ex-officier de l’Armée rouge devenu lama, avec Chuck, un reporter américain d’un journal qui n’existe plus, avec un évêque néerlandais qui a perdu la foi et qui fréquente les bordels d’Oulan-Bator (mais qui n’est là qu’en rêve puisqu’il dort à Amsterdam…) et enfin avec un sexagénaire français, M. Mercier, mort depuis 5 ans, ce qui n’est pas très important puisqu’il est, de toute façon, un personnage du film Emmanuelle ! Et tout ce beau monde boit. Car, comme le dit Chuck :

« Seul l’alcool, ce désinfectant souverain, est capable d’éradiquer les bêtises qui se sont accumulées dans le cerveau. Il y a encore des moyens plus efficaces, mais ils sont mortels. Si tu rencontres un homme qui ne boit pas, fuis-le comme la peste. Un type capable de supporter toute la misère du monde sans drogue ou sans alcool est certainement dépourvu d’âme. »

Grâce à l’alcool, chacun parle et si les discours ont l’apparence du délire, ils ont un véritable contenu philosophique comme en témoigne la théorie de Mercier sur les trois espèces de temps intérieur. Cette théorie part du présupposé qu’il existe deux formes de temps : un temps intérieur, réel et un temps extérieur, artificiel. Dans les temps anciens, ces deux temps coïncidaient. Le bouleversement a eu lieu au VIIe siècle avant J.-C. parce que « les hommes sont devenus opaques », parce qu’ils « se sont renfermés en eux-mêmes » tant et si bien qu’ils ont perdu le lien avec le temps extérieur qui s’est détracté, tantôt s’accélérant, tantôt se ralentissant. Pour remédier à cela les hommes ont inventé les horloges et autres instruments de mesure qui donnent un temps fictif permettant néanmoins de s’entendre.
Il est vrai que cela peut sembler aberrant, mais ces distorsions du temps sont réelles et chacun en fait l’expérience : il y a des heures qui sont plus longues que les autres, il y a des minutes qui n’en finissent pas, etc. Une heure n’est égale à une heure que par convention, qu’afin que nous puissions nous rencontrer, vivre ensemble, etc., mais notre manière de vivre le temps est subjective et relative.
Quoi qu’il en soit, les hommes se divisent en trois catégories :
Il y a ceux dont le temps intérieur est plus rapide que le temps extérieur. Ce sont les grands hommes, ceux qui font l'histoire, les descendants des mages et architectes qui conçurent la tour de Babel.
Il y a ensuite ceux dont le temps intérieur est synchronisé avec le temps extérieur. Ce sont les descendants des ouvriers de la tour de Babel qui, comme leurs aïeux, continuent aujourd’hui à faire ce qu’on leur dit de faire sans se poser de questions. Ce sont bien évidemment les plus nombreux.
Il y a enfin ceux dont le temps intérieur est plus lent que le temps extérieur. Ce sont les descendants de ceux qui ont participé à la construction de la tour tout en la sabotant et qui sont aujourd’hui des excentriques introvertis, des saints, des poètes, des errants.
Il s’ensuit une conception de l'histoire selon laquelle, l'histoire est celle de la lutte des classes, mais non pas des exploitants contre les exploités, celle des deux premières catégories d’hommes contre la dernière. La première cherche à construire un monde solide, stable et elle est aidée par la masse laborieuse dont la seule passion est de suivre alors que la dernière catégorie déstabilise l’édifice. Tel est le but de l’art et, plus précisément, celui de l’œuvre de Basara : dénoncer les préjugés, secouer les lecteurs :

« Ma mission, par exemple, c’est de cracher sur le monde et les hommes, de m’humilier moi-même et d’humilier les autres, de faire le contradicteur. »

Et, parmi les préjugés, victimes du discours de Basara, la religion a une place d’honneur. Selon l’auteur, il faut, en effet, remercier la Providence qui fait bien les choses : elle a inventé le totalitarisme et ses victimes devraient remercier Dieu puisque grâce aux souffrances endurées ils pourront aller au paradis :

« Si le Fils de Dieu a dû être crucifié, il faut bien qu’un simple mortel soit passé à tabac ne serait-ce que deux ou trois fois dans les sous-sols de quelque service de la Sécurité, s’il désire la vie éternelle. »

Comment alors les hommes qui veulent avant tout gagner la vie éternelle peuvent-ils rêver de vies luxueuses ? Cette contradiction est incompréhensible !
Si le mal est omniprésent sur terre, c’est, selon notre évêque protestant, parce que Dieu, trop bon pour nous avoir abandonné, nous a simplement relégués dans un coin en ayant trop marre de notre bêtise, de nos fautes et de nos lâches et incessantes demandes de pardon. Sans pitié, Basara rappelle d’ailleurs que le mal ne s’incarne ni dans Hitler, ni dans Caligula, mais en nous, hommes ordinaires, car c’est bien nous qui les avons placés sur leur trône. C’est nous qui les avons conçus, ils sont nos créations. La pourriture est en nous et nous sommes sans excuse. Comme le soulignera à son tour Mercier : « L’homme, simplement pour pouvoir vivre, doit ou souffrir l’horreur, ou la créer », c'est-à-dire se détruire ou détruire les autres et pour cela il a « la cuite, la drogue, le meurtre, le travail, la paresse, l’abstinence, la licence, et même les collisions de trains. »  Ce n’est effectivement pas Dieu qui a créé la mort, mais les hommes eux-mêmes pour échapper au cauchemar de l’existence ! C’est pourquoi, conclura Mercier :

« Libre à von Clausewitz d’écrire ce qui lui plaît, les guerres ne sont nullement des prolongements de la politique, elles sont simplement l’assouvissement de l’éternel besoin de l’homme de contempler l’agonie d’un autre être humain et de prendre plaisir aux spectacles où le sang est versé. »

Alors que faire ? Tout d’abord retourner en Serbie, rester dans sa chambre, en marchant aussi bien sur le sol qu’au plafond et fumer cigarette sur cigarette et boire verre sur verre. Face à l’horreur, il n’y a rien d’autre à faire :

« Certains esprits subtils ont recours à l’alcool non pour le plaisir, mais pour s’écarteler, explorer les recoins les plus sombres de leurs âmes infectes, mettre au jour toute la saleté et anéantir la raison. Pour arrêter le temps. »

Comment arrêter le temps ? En se tenant en retrait du monde. Basara est un atopon qui refuse de participer à la tragi-comédie de l’existence :

« aucun être qui s’estime et qui vaut quelque chose ne fréquente ce monde, même sous un pseudonyme. »

Et il n’y a plus qu’une seule chose à faire : écrire même si le sort « a décidé que je serais un écrivain à une époque où il n’y avait rien à dire et personne pour vouloir entendre ce que je disais tout de même. C’est là l’origine de mon animosité à l’égard des signifiants spatiotemporels dans un modèle narratif. » À défaut de pouvoir détruire le monde tel qu’il fonctionne, l’écrivain propose une nouvelle manière d’écrire, indépendante des procédés classiques, haineuse, mais toujours avec le sens de l’humour :

 « Car il n’y a que deux choses au monde : l’humour et l’horreur. »





Svetislav Basara, Guide de Mongolie. Traduit du Serbe par Gojko Lukiç et Gabriel Laculli. Les Allusifs. 13 €

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