vendredi 2 septembre 2011

Denis Decourchelle, La Persistance du froid

Images de notre passage
Marc Villemain 

Quidam Éditeur
S’il est d’usage d’insister sur la langue et la tonalité jazzistiques des livres de Christian Gailly, que dire alors de l’écriture de Denis Decourchelle ? Car là où Gailly cabote (et excelle) entre bop et cool, l’écriture de Denis Decourchelle nous ferait plus volontiers pencher vers le free. Ce n’est pas là une simple remarque de type impressionniste, sans doute un peu facile, mais davantage une observation relative à ce que charrient la structure, la syntaxe, l’ambition même d’une certaine langue littéraire. Pas une phrase de La Persistance du froid qui ne s’applique à faire voler en éclat l’inclination instinctuelle du lecteur pour les plaisirs entendus de la linéarité : tout ici n’est que renversements, enroulements, démembrements poétiques, changements de postes d’observation. C’est un parti pris très ambitieux, mais qui ne serait que cela si nous n’en percevions que la mécanique ou la virtuosité ; or c’est l’exact contraire qui se produit, et si l’on se perd volontiers dans ces chorus inaccordables, dans cette manière que l’auteur a de nous faire tourner en rond ou revenir sur nos pas, de cette lecture nous sortons plus sensibles, émus d’avoir suivi pas à pas quelques trajectoires humaines qui pourront, c’est selon, sembler banales ou remarquables, et presque exténués d’y être parvenus. Il y a bien pourtant quelque chose de réfrigérant dans cette perfection scrutatrice qui pourrait être une des marques de Denis Decourchelle, et qu’expliquera peut-être sa pratique professionnelle de l’ethnologie. C’est en effet une des caractéristiques, et des qualités, de cette narration, d’être d’une précision rare, chaque image, chaque sensation, chaque intention faisant l’objet d’un travail narratif et stylistique adéquat, et le plus souvent magnifique. Quoi qu’il en soit de cette minutie presque maniaque, ce qui sourd de ce roman (si c’en est un), c’est cette dominante sensible, vaporeuse, musicale, qu’aucune technicité n’affecte à aucun moment, chaque situation étant douée d’une incarnation, d’une biographie, d’une réalité. A cette aune, La Persistance du froid est un vrai-faux documentaire sur la vie, magnifiée et tragique, onirique et prosaïque. Un cheminement dans la poétique de l’homme tout autant qu’une trouée sociologique et métaphysique, un instantané ultrasensible de destins particuliers aussi bien qu’une intrusion rêvée dans les interstices où chacun se sépare et se rejoint. Aussi doit-on se laisser entraîner, faire preuve d’autant d’empathie que l’auteur lui-même en a manifestée avec ses personnages, et d’une certaine manière résister à la tentation de chercher à exhumer un motif linéaire qui, par bien des aspects, serait le contraire même de la vie.

Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 24, mai/juin 2010

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