mercredi 26 janvier 2011

François Salvaing, De Purs désastres. Édition aggravée.

De la guerre
Éric Bonnargent

S. Dali, Le visage de la guerre.
Retranchés dans leurs bureaux, cernés par leurs bibliothèques, armés d’un stylo, nombreux sont les jeunes intellectuels à se réjouir en lisant L’Art de la guerre, celui de Sun Tzu ou celui de Machiavel, à s’exalter en annotant De la guerre de von Clausewitz. D’un point de vue théorique, la guerre peut être fascinante. En réalité, elle est le comble de l’horreur et c’est pourquoi la littérature est plus à même d’en montrer la vérité que la philosophie qui, par définition, la désincarne. L’exaltation que peut susciter von Clausewitz s’efface lorsqu’on lit les descriptions que fait Tolstoï des grandes batailles napoléoniennes dans La Guerre et la paix et il suffit de lire certains passages du Voyage au bout de la nuit de Céline à propos de la première guerre mondiale ou certains passages de Kaputt de Curzio Malaparte à propos de la seconde pour être définitivement convaincu du désastre insondable qu’est la guerre. L’inconvénient de ces livres, toutefois, est de parler de guerres particulières, circoncises dans l’espace et le temps, pas de la guerre. La force du livre de François Salvaing est de s’affranchir de ces barrières.
Qu’elle se passe ici ou là, la guerre est toujours effroyable. Dans l’imaginaire poétique de François Salvaing, il n’y a pas d’ici ou là ; la guerre a lieu ici et là. Au cours de ces soixante-quatre petits chapitres indépendants les uns des autres, les noms propres se mélangent, la géographie est abolie. Les militaires ont des noms d’origine française, anglo-saxonne, scandinave, yougoslave, roumaine, russe ou africaine. Un soldat est un soldat, d’où qu’il vienne. Des militaires aux patronymes africains peuvent ainsi traverser des villages de yourtes dont les noms ont des consonances anglaises. S’il voulait localiser les événements, le lecteur perdrait son temps : il croit reconnaître le Vietnam et l’instant d’après il se trouve quelque part en Amérique latine. La temporalité est tout aussi abolie que la spatialité. Le lecteur rencontre des Empereurs, des Présidents, des Califes ou des Vice-rois et des armées qui paraissent modernes sont composées d’hoplites alors que d’autres qui semblaient surgir de temps lointains possèdent des armes de destruction massive. Les tanks croisent des éléphants, des destroyers des caravelles.
François Salvaing se place toujours du côté des vainqueurs, du côté de ceux qui conquièrent les villages, les villes, les pays ou les empires. Cela lui permet de montrer que dans la guerre, il n’y a pas de gagnants : les vainqueurs sont aussi des vaincus. Le lecteur accompagne ces hommes pendant les batailles, mais surtout pendant leur vie de soldat : à la caserne, au bordel ou en permission, auprès de leurs bien-aimées qui, partageant les mêmes peines, s’appellent toujours Déborah. Les soldats se ressemblent également, ils éprouvent la même solitude, sont envahis d’un même désespoir. Le lecteur peut d’ailleurs imaginer qu’il y autant de narrateurs que de chapitres, comme il peut imaginer qu’il s’agit d’un seul et même narrateur. Grâce à un style élégant, parfois précieux, François Salvaing met en place une poétique de la déréliction pour mieux dénoncer l’absurdité de la guerre :

 « Des mains surgissaient, s’agrippaient aux rebords de nos embarcations. Pour plus de sûreté nous les tranchions aux coudes. Cela dura des heures. Quand nos haches se lassaient, nous donnions de la serpe et nos barques fendaient l’écarlate du lac. Tout cela sans un cri, ou nous aurions effarouché les flamands, les grues.
Une fois sur la rive, le colonel Lapeyre réclama son Leica. Nous fîmes groupe sous les daturas et nous arborâmes nos dentitions. Les moments heureux n’étaient pas si nombreux. »

La guerre est la victoire de l’irrationnel. Tout y est gratuit. On tue sans conviction, on massacre parce qu’il le faut bien. La cruauté est omniprésente et elle n’épargne pas ces vainqueurs soumis au caprice de leurs chefs :

« L’impératrice était fillette encore et sujette à pavor nocturnus. Plus que tout nous redoutions ces nuits où, accouru le Régent, il fallait à quatre pattes feindre de traquer dans la chambre l’iguane du cauchemar puis, bredouilles et relevés, nous défaire de nos uniformes, ôter nos sous-vêtements et attendre que Sa Majesté reconnût et désignât au coutelas du bourreau, avant de se rendormir, l’un des lézards que nous nudités livraient à son enfantillage. »

Le hasard est le seul maître : l’astrologie peut décider du sort d’une ville et la vie de milliers d’homme engagés dans une bataille peut dépendre des sauts d’humeur de chefs incompétents et indifférents à la souffrance humaine. Ainsi en est-il du cardinal-duc d’Isphalte qui après avoir fait fusiller sans sourciller tous les membres de l’une de ses compagnies d’élite pleure devant une Vierge à l’enfant.

Paru pour la première fois en 1990 chez Balland (et disponible en Folio), ce recueil, sorti en avril 2010 aux éditions Cadex, est une édition non pas augmentée, mais aggravée. Dans le domaine de la guerre, en effet, il n’y a pas d’amélioration possible, les choses ne peuvent qu’empirer. Les désastres de ces vingt dernières années, au Kosovo, en Iraq ou en Afghanistan, ont inspiré François Salvaing et ont confirmé son intuition première : les hommes font moins la guerre qu’ils ne sont défaits par celle-ci.







François Salvaing, De purs désastres, édition aggravée. Cadex éditions. 18 €










2 commentaires:

  1. Bravo Éric ; magnifique travail critique pour magnifique littérature de l'horreur.

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  2. Merci Dominique. Ce livre est, hélas, passé trop inaperçu...

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